Longtemps, l’homme s’est appliqué à prendre son temps pour aller loin. Avait-il d’ailleurs le choix ? Aujourd’hui, c’est l’inverse. Il ne prend plus le temps de rien et ne va nulle part. Après Un monde sans humains qui explorait le rapport homme-machine, Philippe Borrel continue de dévider sa pelote, aidé en cela par Noël Mamère, et interroge notre rapport au temps. En quelques décennies, celui-ci a radicalement changé. La faute aux technologies de l’information et à leurs algorithmes si puissants qu’ils ont largement supplanté les cerveaux humains. L’homme va plus vite mais il n’avance plus, il fait du surplace, pire, il creuse sa tombe.
Avec son film-mosaïque, Philippe Borrel nous ramène à cette évidence : sans freins, l’humanité va se prendre un joli mur, et à toute berzingue de surcroît ! «Au moins, un suicidaire sait qu’il va se suicider», ironise presque Edgar Morin. Dans son premier tiers, le documentaire est impitoyable. L’accélération décrite crée une sensation de vertige. Peut-on indéfiniment compresser le temps et imposer à nos cerveaux la multiplication infernale de tâches aussi ineptes qu’irréfléchies (surconsommer par exemple) ?
«L'urgence de ralentir»
Chemins. Comme le dit le sociologue Hartmut Rosa, «nous allons plus vite, mais nous sommes encore plus stressés». Normal puisque «le temps économique, ce temps vide, a tout absorbé du temps humain», affirme la prof d’économie et porte-parole d’Attac, Geneviève Azam. La preuve avec les transactions financières à haute fréquence. Les algorithmes des sociétés boursières (qui répondent aux doux noms de «sniper», «guérilla»…) ont pris le pas puisque 70% des transactions sont réalisées par les machines aux Etats-Unis.
Fort de ce constat, le film nous fait emprunter des chemins de traverse qui sentent bon la clé des champs, le retour à la terre ou la réappropriation d’ancestraux savoir-faire. «Je voulais aborder le contrechamp de la critique du technocapitalisme, confie Borrel, aller du côté de ceux qui décélèrent et qui s’extirpent du rouleau compresseur.» L’introduction de monnaies locales, l’émergence des mouvements de transition, la transmission des connaissances aux plus démunis…, le film part à la rencontre de ces initiatives en marge des centres commerciaux qu’on voit trop rarement dans les médias, en ville, à la campagne, dans les pays industrialisés ou émergents. Car ceux qui freinent sont légion. Le cerveau aussi fertile qu’un compost, ils inventent de nouvelles façons de traverser l’existence.
«L'urgence de ralentir»
Pied de nez. Inventer, réellement ? Ne signeraient-ils pas plutôt un immense retour à ce fameux bon sens qui a permis aux hommes de traverser pas mal d’époques ? A Brooklyn, les membres de la Park Slope Food Coop, coopérative alimentaire riche de 16 000 membres, reprennent la main sur le contenu de leur assiette et proposent une nourriture saine bon marché. Ils donnent tous un peu de leur temps - près de trois heures toutes les quatre semaines - pour faire vivre ce magasin qui adresse un magnifique pied de nez, pour ne pas dire autre chose, à l’industrie agroalimentaire. A Romans-sur-Isère, dans la Drôme, les habitants peuvent payer en «mesure», monnaie locale qui leur permet de dire merde au système bancaire, à leur «mesure».
C’est bête, mais ces initiatives donnent envie de se retrousser les manches. Attention, ce que dit clairement le film, c’est que ces inventions sont insuffisantes tant qu’elles ne sont pas relayées par le monde politique. Si cette kyrielle d’initiatives se contentent d’être individuelles et positives, elles seront à terme récupérées par le capitalisme sous la forme - déjà largement surinvestie - du développement durable. Si, pendant que Pierre, Paul et Jacques bêchent leur jardin, le capitalisme achève de tout monétiser, de tout vendre et de tout déballer, cela ne sert pas à grand-chose.
Laure Noualhat
L’urgence de ralentir documentaire de Philippe Borrel Arte, mardi 2 septembre à 22 h 40.