Un défi pour la démocratie
Entretien avec Pierre Radanne, expert en politiques
énergétiques, fondateur de la société de conseil "Futur-Facteur-4 "
Le modèle énergétique français est caractérisé par une forte centralisation, liée au poids du nucléaire. Or répondre aux enjeux posés par le dérèglement climatique impose de mettre en place un système décentralisé, impliquant davantage les collectivités, mais aussi les citoyens.
Le modèle énergétique français est caractérisé par une forte centralisation, liée au poids du nucléaire. Or répondre aux enjeux posés par le dérèglement climatique impose de mettre en place un système décentralisé, impliquant davantage les collectivités, mais aussi les citoyens.
Pourquoi l'énergie est-elle restée une compétence nationale au sein de
l'Union européenne ?
En effet, bien que l'environnement relève de plus en plus d'une
compétence européenne ou régionale, il n'y a jamais eu, dans les traités, un
octroi de compétence à la Commission européenne en matière énergétique. Il
s'agit bien d'un domaine de compétence régalien national. En France, accepter
de faire de l'énergie une compétence européenne de droit revenait à mettre les
choix nucléaires en débat. Or l'Etat n'a jamais accordé de véritable pouvoir
sur ce sujet aux collectivités territoriales. L'énergie est un domaine où lui
seul décide, par exemple de l'implantation d'un réacteur nucléaire. Cette
tradition date de la Libération et de la mise en place en 1945 de monopoles
publics, EDF-GDF et Charbonnages de France. Elle a toutefois été renforcée dans
les années 1970 avec le nucléaire, une énergie qui ne se développe qu'au sein
des pays ayant un pouvoir centralisé. Dans un cadre institutionnel
décentralisé, les programmes nucléaires sont en effet aussitôt bloqués par les
collectivités locales sous la pression populaire.
Mais, depuis le début des années 1990, la Commission européenne a remis
en cause, au nom de la concurrence, les monopoles publics d'Etat. Elle a obtenu
la libéralisation du marché de l'électricité et du gaz. Par le droit de la
concurrence, elle a donc réussi à remodeler complètement le secteur énergétique
européen. Aujourd'hui, le modèle énergétique décentralisé allemand domine en
Europe et a été adopté notamment par l'Espagne, l'Italie, la Belgique…
La Commission a par ailleurs une compétence, au titre de
l'environnement, sur les questions relatives au climat. C'est l'Europe qui
négocie dans le cadre des conférences des Nations unies et non pas chacun des
27 Etats membres. De facto, le paquet climat-énergie, adopté
en décembre 2009 par le Conseil européen, fixe ainsi des objectifs d'efficacité
énergétique, de réduction d'émissions de gaz à effet de serre et de parts de
marché des énergies renouvelables. Malgré le vide juridique, l'Europe a donc
réussi à prendre fortement position sur l'énergie.
Une allégorie explique bien les enjeux actuels : nous sommes en
face d'un conflit titanesque entre un monde des pastèques et un monde des
myrtilles. Le monde des pastèques, c'est le monde des grandes multinationales,
des grandes entreprises, des Etats forts. De l'autre côté, celui des myrtilles
est fait de plein de petites choses. Or les économies d'énergie se réalisent
forcément en mettant bout à bout une multitude de petites choses. Contrairement
à la France, l'Allemagne fonctionne d'une manière très forte par la
subsidiarité en mobilisant les acteurs en présence. La question du changement
climatique ne peut être résolue autrement.
La moitié des émissions de gaz à effet de serre est en effet issue des
ménages privés, par leur choix de chauffage, d'isolation, d'alimentation, bref
par leurs comportements. Pour répondre aux objectifs environnementaux, il est
donc nécessaire de transformer les habitudes d'un nombre considérable
d'acteurs. Une stratégie centralisée ne peut y parvenir.
Et d'ailleurs, quand la France a commencé à faire des plans climat
nationaux, sans déclinaisons territoriales, on s'est très vite aperçu que cela
ne fonctionnait pas. Car le niveau national était un échelon trop éloigné du
terrain pour mettre en oeuvre des actions opérationnelles, suscitant l'adhésion
et l'implication des différents acteurs. C'est pourquoi, dans le cadre du
Grenelle de l'environnement, la France a demandé aux collectivités
territoriales de plus de 50 000 habitants de constituer des plans
climat-énergie territoriaux. Nous assistons donc à une décentralisation des
compétences sur le climat, qui couvrent également les questions énergétiques.
Une situation vécue de manière très différente selon les territoires et qui
fonctionne mieux dans des régions aux cultures de coopération établies et
anciennes, que cela soit entre collectivités ou entre secteurs privé et public,
comme dans le Nord-Pas-de-Calais, en Alsace, dans le Grand Ouest. D'autres
régions, comme la Lorraine, la Champagne et l'essentiel des régions jouxtant la
Méditerranée, accusent en revanche un retard.
Au-delà du cadre institutionnel, cela implique un autre rapport entre
consommateurs et producteurs…
La pratique des énergies renouvelables pose, au-delà de la question de
la démocratie locale, celle de l'autonomie des territoires et celle du rôle
quotidien des citoyens dans la consommation. Les réseaux intelligents vont
ainsi bouleverser le rapport de chacun avec l'usage des équipements, en le
responsabilisant. Leur fonctionnement décentralisé peut entraîner une révolution
à l'image de celle que nous avons connue avec Internet, avec un accès massif à
l'information. Par ailleurs, les consommateurs, avec les énergies
renouvelables, deviennent aussi producteurs. On le voit, par exemple, avec
l'énergie solaire.
Il est d'autant plus nécessaire d'encourager les citoyens à jouer un
rôle plus actif dans le système que si nous ne progressons pas vers une plus
grande efficacité énergétique, nous allons affronter un problème social
insoluble. En France, un ménage sur six est déjà en situation de précarité
énergétique. Dans le cadre de notre système national très hiérarchisé, il n'y a
pas eu, comme en Allemagne, un réel travail auprès des consommateurs pour les
inciter à changer de comportement. Aussi, l'ensemble du système est loin d'être
optimal. Nous avons donc besoin d'entrer dans une démocratie de
" co-construction ". Dans le cadre d'une planification à
l'horizon 2050, nous devons rassembler l'ensemble des collectivités, des
acteurs sociaux (syndicats, associations…), des grandes entreprises et des
particuliers pour élaborer un projet collectif, ensuite mis en débat. Au sein
de l'agglomération de Toulouse, j'ai mené une démarche de co-construction du
plan climat-énergie avec 500 participants réunis en ateliers. Une pratique encore
rare au sein des collectivités locales. Un des enjeux de l'après-2012 est bien
de renforcer les processus de décentralisation.
Car quand tout est décidé très haut, il y a parfois la tentation de
régler les problèmes d'une manière autoritaire, sans concertation…
Au nom de l'urgence et de la gravité de la situation, certains ont la
tentation d'un despotisme à travers des méthodes coercitives, des
réglementations, etc. Or s'il y a bien une leçon à tirer du XXe siècle
concernant les questions énergétiques, c'est que les systèmes totalitaires sont
les plus gaspilleurs et les plus néfastes pour l'environnement, contrairement
aux systèmes démocratiques. Aujourd'hui, face à l'urgence, cette demande de
despotisme éclairé est très forte, y compris chez certains écologistes, mais
cela ne peut fonctionner.
En conclusion, peut-on revenir sur les enjeux sociaux, également
cruciaux dans le cadre de cette transition énergétique ?
Dans le contexte actuel de la crise, le creusement des inégalités
sociales rejoint ces questions avec urgence. Le poids de l'énergie dans le
budget est en effet inversement proportionnel à la richesse. Plus on est pauvre
et plus le poids de l'énergie dans le budget est important, car on a souvent
des logements et des véhicules moins économes, quand ce n'est pas simplement un
accès plus limité aux centres-ville pour aller travailler.
Comment isoler son logement si on n'a pas de capacité d'emprunt ?
Les politiques d'économies d'énergie sont inaccessibles aux personnes qui n'ont
pas de capacité d'investissement. Et ces inégalités se creusent précisément au
moment où le prix de l'énergie va augmenter, car le programme nucléaire arrive
en fin de vie. Quoi qu'on fasse, EDF envisage une hausse de 40 % du prix
de l'électricité dans les années qui viennent pour assurer les investissements.
Il est donc urgent d'apporter une réponse aux populations qui n'ont pas
de capacité d'investissement. Dans cette optique, la région-Midi-Pyrénées a mis
en place un programme de 1 milliard d'euros sur la période 2011-2020 afin de
réhabiliter les logements sociaux et de s'occuper de la précarité énergétique.
Le climat est le premier enjeu dans l'histoire de l'humanité qui
nécessite une solidarité mondiale. Aussi sommes-nous dans une situation où nous
devons faire le choix de subir ou d'agir. La question du climat va restructurer
notre système politique de gouvernance. Jusqu'à présent, le sujet de l'énergie,
dans un contexte encore très scientiste, a été appréhendé sous un angle
exclusivement technique, laissant de côté la question démocratique. Or le coeur
du sujet est politique. Car nous allons être obligés dans un même mouvement de
trouver les moyens de gérer ensemble la planète et de revaloriser le rôle du
citoyen. Pour un système efficace et socialement satisfaisant, nous devons
réinvestir la démocratie.
Entretien
avec Pierre Radanne, expert en politiques énergétiques, fondateur de la société
de conseil Futur Facteur 4
Propos recueillis par Marc Endeweld
Propos recueillis par Marc Endeweld
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