La démesure existentielle de notre époque
De nos jours, la limite
est souvent réduite à sa connotation péjorative d’obstacle ou de contrainte qui
empêche l’épanouissement de l’individu « sans limites », qui veut et peut tout,
héros de notre époque hypermoderne[1] Or, la limite est essentielle pour faire
exister à la fois l’identité et l’altérité : Nous ne serions pas, chacun
d’entre nous, des êtres singuliers si nous ne nous démarquions pas de ce qui
n’est pas nous-mêmes en persévérant dans certains traits de notre singularité,
forgés au cours de notre enfance et de notre parcours personnel, par nos
rencontres et notre sensibilité propre… Simultanément, accepter notre condition
d’être limité par une certaine singularité, c’est reconnaître qu’on ne peut pas
se retrouver soi-même dans tout, partout, et donc qu’il existe d’autres
singularités, des êtres différents avec lesquels coexister et participer à la
vie.
La limite relie et
sépare à la fois : Elle fait exister identité et altérité à travers la relation
Or, l’individu
hypermoderne, nourri par le fantasme de toute-puissance véhiculé sans cesse
dans les images et les discours de notre société marchande, est un hyper-excité
du désir d’être, tiraillé par la crainte du manque ; il a besoin pour se sentir
vivre de se consumer à travers les multiples activités qu’il entreprend et une
connexion permanente aux réseaux de communication ; angoissé au repos, il est
désemparé face au vide et à l’isolement que promet notre société à ceux qui ne
suivent pas le « mouvement hyperactif » et le nouveau mode de sociabilité
branché ; il a un fort besoin de fusion, de pulvériser son sentiment de
solitude existentielle en s’immergeant dans le mouvement fou de l’univers
néo-libéral…
Mais la fusion, à
l’inverse de la limite, conduit simultanément à l’anéantissement de soi-même et
de l’autre, et empêche l’ouverture à l’altérité et la relation. L’ego
hypermoderne est un ego foncièrement accaparateur, qui a besoin de prendre et
d’avoir sans cesse plus pour se sentir exister. Cette tendance à la démesure
dans le désir « d’être en prenant » apparaît en réaction au manque « d’être en
se liant » : La trop pauvre vie culturelle collective[2] et le déficit de
pensée écosystémique[3] ne favorisent pas la sortie de la vision dominante de
l’identité individualiste, fière de ne dépendre de rien et de s’auto-définir
toute seule. Elle a pour conséquences la désastreuse standardisation du monde –
les egos les plus puissants imposent leur ligne unique- et la disparition de la
précieuse faculté d’écoute mutuelle.
Le manque de vie
intérieure attise la démesure existentielle
Le grand paradoxe de
l’individu hypermoderne est d’être à la fois gonflé d’un ego démesuré, qui a
sans cesse besoin de consommer le monde en se consumant, et de se retrouver
telle une coquille vide quand il n’y a plus rien à prendre ; à force d’être
hors de lui-même pour prendre, il n’a pas cultivé de vie intérieure, cette
sphère spirituelle, imaginative et sensible propre à chacun, fondamentale pour
s’ancrer sereinement dans l’existence- face notamment à sa solitude
existentielle, aux aléas douloureux de la vie… mais aussi pour jouir tout
simplement avec sérénité du temps qui passe au quotidien. Et cette sérénité,
selon moi, vient du sentiment intime d’être relié au monde, de faire partie des
grands touts du Vivant et de la culture humaine.
L’héritage judéo-chrétien
peut expliquer en partie cette tendance à l’intranquillité de l’âme occidentale
avec l’idée qu’il véhicule que le bonheur et le Salut sont ailleurs, qu’il faut
faire ses preuves et lutter pour y accéder dans l’au-delà ; de nos jours, c’est
surtout l’idéologie capitaliste et sa logique « d’accumuler pour exister » qui
pèse de tout son poids- des auteurs comme Max Weber ont fait le lien entre
héritage judéo-chrétien et valeurs capitalistes.
Pour contrer cette
démesure existentielle, autre versant de notre manque à être spirituel, il nous
faut forger une nouvelle pensée qui donne toute sa place à la conscience de
l’interrelation, de ce qui relie notre singularité aux altérités, naturelles et
humaines, qui nous entourent. Cette conscience de l’interrelation ne va pas
sans la conscience de limites.
Quelques échos
dans l’Histoire à cette réflexion sur la limite
Pour les Grecs de
l’Antiquité, la mesure est un principe d’harmonie qui permet à l’homme
simultanément de trouver sa place dans le monde et d’agir avec éthique :
trouver une place à la juste mesure du monde permet de bien agir, car l’éthique
se règle sur l’ordre du monde, qui est intrinsèquement bon et beau. Le terme
grec « cosmos », du mot grec (Κοσμος), traduit en français par « univers » ou «
ordre », inclut l’idée du beau en évoquant l’idée d’un tout harmonieux- le
français « cosmétique » en dérive d’ailleurs. Le fronton du temple d’Apollon à
Delphes soulignait l’idée que l’homme a besoin de mesure pour connaître son
identité, en exhibant ces deux formules : « Connais toi toi-même » et « Rien de
trop ». Les Grecs ont développé toute une pensée sur la défiguration de
l’humain et le pervertissement de la société par la démesure, hybris en grec.
Nous en reparlerons souvent dans les prochains articles de la catégorie
concernant les réactions dans l’histoire face à la démesure.
Dans l’étymologie latine,
le terme latin religare désignant la religion a donné le français relier.
L’idée de sacré qui marque la religion fait référence pour les Romains au
scrupule, aux limites à respecter face à la transcendance divine. L’historien
Georges Dumézil nous explique que le propre des créations lexicales, en grec et
en latin, dérivées de cette notion de sacré est « d’opposer deux termes, comme
sacer et sanctus en latin, ou hieros et hagios en grec (…), ce qui conduit à
poser dans la préhistoire une notion à double face : positive, « ce qui est
chargé de présence divine », et négative, « ce qui est interdit au contact de
l’homme ». La notion de sacré inclut donc à la fois l’idée d’un respect radical
de la limite et l’idée d’être relié, et fait référence à au double aspect de la
limite qui est lien et séparation à la fois.
[1] Je vous renvoie au
concept d’hypermodernité développé en psychosociologie (Nicole Aubert, Claudine
Haroche, Alain Ehrenberg ou Gilles Lipovetsky notamment) pour désigner
l’évolution de notre société occidentale depuis les années 1980, marquée par le
temps du court terme et de l’urgence, la désagrégation du lien social, la
fragilisation de l’individu en perte de repères durables… Le monde liquide, où
le processus de marchandisation du monde dilue tous les repères de sens, décrit
par le philosophe polono-britannique Zygmunt Bauman.
[2] Avec ses mythes, ses
histoires, ses symboles, ses valeurs, ses saveurs et autres savoirs faire, elle
alimente la conscience des individus de participer d’une même société.
[3] Conscience d’être
relié à l’écosystéme naturel en tant qu’une de ses parties intégrantes ;
recentrage de sa vision du monde autour de la sensation et de la compréhension
des dynamiques de la vie qui nous traversent et nous relient aux autres êtres
et éléments du Vivant.
Je m’appelle Alice
Médigue, j’ai 27 ans, et depuis quelques années déjà, je butine entre mon
implication au sein d’alternatives citoyennes, des temps de lectures/écriture
et de création artistique, et ces moments indispensables de reconnexion au
Vivant à travers la marche, le jardinage et l’initiation à la permaculture.
Ce butinage dans la
diversité des dimensions de la vie, entre tête, coeur et mains, est mon moteur,
ce qui me nourrit; l’écriture est mon fil continu contre la dispersion,
le hors-temps réflexif qui me rassemble; plus qu’un métier ou une activité
spécifique, c’est une façon de vivre, une manière d’apprivoiser le temps qui
passe et le chaos apparent du monde. Je ne suis vraiment à ma place que dans ce
butinage et ses mises en lien, c’est sans doute pour cela que la permaculture
me parle autant !
Choisir dès l’adolescence
une « voie scolaire » entre divers cloisonnements
(« enfer-mements » comme dirait Thomas d’Ansembourg) a été une
torture ; après une licence d’Histoire et un service volontaire européen en
Espagne qui m’a ouvert de nouveaux horizons, je me suis plongée dans l’histoire
de l’Amérique latine (Master à l’IHEAL, d’où est né mon premier livre en
2008 Mémoires latino-américaines
contre l’oppression. Témoignages d »exilés du Cône sud (1960-2000)),
puis dans les sciences de l’éducation à Paris 8. En parallèle de cette vie
étudiante, j’ai découvert les associations d’éducation populaire (notamment de
chantiers internationaux comme Solidarités Jeunesses), les squats artistiques,
les AMAP et autres réseaux citoyens qui oeuvrent à la réappropriation de nos
espaces-temps de vies.
Ma participation à
l’Université Populaire d’ATD Quart Monde a été un déclic essentiel qui a
transformé mon rapport au savoir et à ce qu’est la culture d’une société, qui
s’épanouit vraiment quand elle circule par
et pour tous - pas la culture avec un grand Q ! comme dirait
notre ami Franck Lepage; je poursuis aujourd’hui mon désir de la faire circuler
là où sont les gens, jusqu’aux plus éloignés, à travers une bibliothèque de
rue dans la Drôme – terre où je m’enracine désormais.
Je continue aujourd’hui le
fil de mes réflexions, notamment à travers ce blog qui j’espère vous donnera de
quoi butiner!
Pour m’écrire: alicemedigue@yahoo.fr
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