lundi 19 novembre 2012

La Transition contre la démesure...



La démesure existentielle de notre époque
De nos jours, la limite est souvent réduite à sa connotation péjorative d’obstacle ou de contrainte qui empêche l’épanouissement de l’individu « sans limites », qui veut et peut tout, héros de notre époque hypermoderne[1] Or, la limite est essentielle pour faire exister à la fois l’identité et l’altérité : Nous ne serions pas, chacun d’entre nous, des êtres singuliers si nous ne nous démarquions pas de ce qui n’est pas nous-mêmes en persévérant dans certains traits de notre singularité, forgés au cours de notre enfance et de notre parcours personnel, par nos rencontres et notre sensibilité propre… Simultanément, accepter notre condition d’être limité par une certaine singularité, c’est reconnaître qu’on ne peut pas se retrouver soi-même dans tout, partout, et donc qu’il existe d’autres singularités, des êtres différents avec lesquels coexister et participer à la vie.
La limite relie et sépare à la fois : Elle fait exister identité et altérité à travers la relation
Or, l’individu hypermoderne, nourri par le fantasme de toute-puissance véhiculé sans cesse dans les images et les discours de notre société marchande, est un hyper-excité du désir d’être, tiraillé par la crainte du manque ; il a besoin pour se sentir vivre de se consumer à travers les multiples activités qu’il entreprend et une connexion permanente aux réseaux de communication ; angoissé au repos, il est désemparé face au vide et à l’isolement que promet notre société à ceux qui ne suivent pas le « mouvement hyperactif » et le nouveau mode de sociabilité branché ; il a un fort besoin de fusion, de pulvériser son sentiment de solitude existentielle en s’immergeant dans le mouvement fou de l’univers néo-libéral…
Mais la fusion, à l’inverse de la limite, conduit simultanément à l’anéantissement de soi-même et de l’autre, et empêche l’ouverture à l’altérité et la relation. L’ego hypermoderne est un ego foncièrement accaparateur, qui a besoin de prendre et d’avoir sans cesse plus pour se sentir exister. Cette tendance à la démesure dans le désir « d’être en prenant » apparaît en réaction au manque « d’être en se liant » : La trop pauvre vie culturelle collective[2] et le déficit de pensée écosystémique[3] ne favorisent pas la sortie de la vision dominante de l’identité individualiste, fière de ne dépendre de rien et de s’auto-définir toute seule. Elle a pour conséquences la désastreuse standardisation du monde – les egos les plus puissants imposent leur ligne unique- et la disparition de la précieuse faculté d’écoute mutuelle.
Le manque de vie intérieure attise la démesure existentielle
Le grand paradoxe de l’individu hypermoderne est d’être à la fois gonflé d’un ego démesuré, qui a sans cesse besoin de consommer le monde en se consumant, et de se retrouver telle une coquille vide quand il n’y a plus rien à prendre ; à force d’être hors de lui-même pour prendre, il n’a pas cultivé de vie intérieure, cette sphère spirituelle, imaginative et sensible propre à chacun, fondamentale pour s’ancrer sereinement dans l’existence- face notamment à sa solitude existentielle, aux aléas douloureux de la vie… mais aussi pour jouir tout simplement avec sérénité du temps qui passe au quotidien. Et cette sérénité, selon moi, vient du sentiment intime d’être relié au monde, de faire partie des grands touts du Vivant et de la culture humaine.
L’héritage judéo-chrétien peut expliquer en partie cette tendance à l’intranquillité de l’âme occidentale avec l’idée qu’il véhicule que le bonheur et le Salut sont ailleurs, qu’il faut faire ses preuves et lutter pour y accéder dans l’au-delà ; de nos jours, c’est surtout l’idéologie capitaliste et sa logique « d’accumuler pour exister » qui pèse de tout son poids- des auteurs comme Max Weber ont fait le lien entre héritage judéo-chrétien et valeurs capitalistes.
Pour contrer cette démesure existentielle, autre versant de notre manque à être spirituel, il nous faut forger une nouvelle pensée qui donne toute sa place à la conscience de l’interrelation, de ce qui relie notre singularité aux altérités, naturelles et humaines, qui nous entourent. Cette conscience de l’interrelation ne va pas sans la conscience de limites.
Quelques échos dans l’Histoire à cette réflexion sur la limite
Pour les Grecs de l’Antiquité, la mesure est un principe d’harmonie qui permet à l’homme simultanément de trouver sa place dans le monde et d’agir avec éthique : trouver une place à la juste mesure du monde permet de bien agir, car l’éthique se règle sur l’ordre du monde, qui est intrinsèquement bon et beau. Le terme grec « cosmos », du mot grec (Κοσμος), traduit en français par « univers » ou « ordre », inclut l’idée du beau en évoquant l’idée d’un tout harmonieux- le français « cosmétique » en dérive d’ailleurs. Le fronton du temple d’Apollon à Delphes soulignait l’idée que l’homme a besoin de mesure pour connaître son identité, en exhibant ces deux formules : « Connais toi toi-même » et « Rien de trop ». Les Grecs ont développé toute une pensée sur la défiguration de l’humain et le pervertissement de la société par la démesure, hybris en grec. Nous en reparlerons souvent dans les prochains articles de la catégorie concernant les réactions dans l’histoire face à la démesure.
Dans l’étymologie latine, le terme latin religare désignant la religion a donné le français relier. L’idée de sacré qui marque la religion fait référence pour les Romains au scrupule, aux limites à respecter face à la transcendance divine. L’historien Georges Dumézil nous explique que le propre des créations lexicales, en grec et en latin, dérivées de cette notion de sacré est « d’opposer deux termes, comme sacer et sanctus en latin, ou hieros et hagios en grec (…), ce qui conduit à poser dans la préhistoire une notion à double face : positive, « ce qui est chargé de présence divine », et négative, « ce qui est interdit au contact de l’homme ». La notion de sacré inclut donc à la fois l’idée d’un respect radical de la limite et l’idée d’être relié, et fait référence à au double aspect de la limite qui est lien et séparation à la fois.
Alice Médigue
[1] Je vous renvoie au concept d’hypermodernité développé en psychosociologie (Nicole Aubert, Claudine Haroche, Alain Ehrenberg ou Gilles Lipovetsky notamment) pour désigner l’évolution de notre société occidentale depuis les années 1980, marquée par le temps du court terme et de l’urgence, la désagrégation du lien social, la fragilisation de l’individu en perte de repères durables… Le monde liquide, où le processus de marchandisation du monde dilue tous les repères de sens, décrit par le philosophe polono-britannique Zygmunt Bauman.
[2] Avec ses mythes, ses histoires, ses symboles, ses valeurs, ses saveurs et autres savoirs faire, elle alimente la conscience des individus de participer d’une même société.
[3] Conscience d’être relié à l’écosystéme naturel en tant qu’une de ses parties intégrantes ; recentrage de sa vision du monde autour de la sensation et de la compréhension des dynamiques de la vie qui nous traversent et nous relient aux autres êtres et éléments du Vivant.
Je m’appelle Alice Médigue, j’ai 27 ans, et depuis quelques années déjà, je butine entre mon implication au sein d’alternatives citoyennes, des temps de lectures/écriture et de création artistique, et ces moments indispensables de reconnexion au Vivant à travers la marche, le jardinage et l’initiation à la permaculture.
Ce butinage dans la diversité des dimensions de la vie, entre tête, coeur et mains, est mon moteur, ce qui me nourrit;  l’écriture est mon fil continu contre la dispersion, le hors-temps réflexif qui me rassemble; plus qu’un métier ou une activité spécifique, c’est une façon de vivre, une manière d’apprivoiser le temps qui passe et le chaos apparent du monde. Je ne suis vraiment à ma place que dans ce butinage et ses mises en lien, c’est sans doute pour cela que la permaculture me parle autant !
Choisir dès l’adolescence une « voie scolaire » entre divers cloisonnements (« enfer-mements » comme dirait Thomas d’Ansembourg) a été une torture ; après une licence d’Histoire et un service volontaire européen en Espagne qui m’a ouvert de nouveaux horizons, je me suis plongée dans l’histoire de l’Amérique latine (Master à l’IHEAL, d’où est né mon premier livre en 2008 Mémoires latino-américaines contre l’oppression. Témoignages d »exilés du Cône sud (1960-2000)), puis dans les sciences de l’éducation à Paris 8. En parallèle de cette vie étudiante, j’ai découvert les associations d’éducation populaire (notamment de chantiers internationaux comme Solidarités Jeunesses), les squats artistiques, les AMAP et autres réseaux citoyens qui oeuvrent à la réappropriation de nos espaces-temps de vies.
Ma participation à l’Université Populaire d’ATD Quart Monde a été un déclic essentiel qui a transformé mon rapport au savoir et à ce qu’est la culture d’une société, qui s’épanouit vraiment quand elle circule par et pour tous - pas la culture avec un grand Q ! comme dirait notre ami Franck Lepage; je poursuis aujourd’hui mon désir de la faire circuler là où sont les gens, jusqu’aux plus éloignés, à travers une bibliothèque de rue dans la Drôme – terre où je m’enracine désormais.
Je continue aujourd’hui le fil de mes réflexions, notamment à travers ce blog qui j’espère vous donnera de quoi butiner!
Pour m’écrire: alicemedigue@yahoo.fr

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