L'envolée des petits boulots
Après des années à la Ligue de l'enseignement en Meurthe-et-Moselle, Paul Brosse avait décroché
un poste de salarié contractuel de la ville de Saint-Etienne qui n'a pas été
renouvelé. Fin 2011, il s'est retrouvé au chômage à l'âge de 50 ans. "Mon
profil de senior avait peu de chances de convenir aux employeurs, mieux valait tenter
de créer mon propre emploi", explique l'autoentrepreneur, qui a tenu à
être présenté sous un nom d'emprunt.
Les petits boulots à la rescousse de l'emploi ! Autoentrepreneurs, stages, temps partiel, dans la
lutte contre le chômage, toutes les formes de travail sont les bienvenues, même
les plus précaires. Tandis que les dirigeants européens se sont entendus, le 28
juin, sur un plan antichômage des jeunes, en France et dans le reste de l'Europe,
en Allemagne, en Espagne ou même aux Etats-Unis, se multiplient les
"mini-jobs", toute forme de travail en free-lance, en "cloud
working" (mode de travail selon lequel l'essentiel de la collaboration
s'effectue en ligne), payés en honoraires, en droits d'auteur, à la tâche, ou
juste indemnisés pour ce qui concerne les stagiaires, à côté des traditionnels
salariés en contrat à durée indéterminée (CDI).
En Allemagne, IBM fait de
plus en plus appel à des indépendants. Aux Etats-Unis, les
"free-lance" sont si nombreux qu'une mutuelle a été créée pour prendre
en charge leur protection sociale. En Espagne, les temps partiels investissent
le marché du travail et ralentissent la hausse du chômage. En France, les
exemples sont légion d'ex-salariés qui vendent leurs compétences en direct sur
Internet, sur Seniorsavotreservice. com par exemple. D'autres, comme Paul
Brosse, s'essaient à l'autoentreprise pour garantir leur propre emploi. "Entre
2009 et 2012, la part des ex-chômeurs parmi les autoentrepreneurs est ainsi
passée de 35 % à 42 %. Depuis début 2013, il y a 1 200 personnes qui se
déclarent autoentrepreneurs chaque jour ouvrable, dont 50 % de demandeurs
d'emploi, la majorité dans le secteur des services", indique François
Hurel, fondateur de l'Union des autoentrepreneurs.
LE PREMIER EMPLOI À 27 ANS
La France compte 3,2
millions de chômeurs en catégorie A. L'entrée ou le maintien sur le marché du
travail est difficile, de plus en plus pour les seniors et traditionnellement
pour les jeunes : l'âge moyen d'accès à un premier emploi stable est passé
de 20 à 27 ans entre 1975 et aujourd'hui. En moyenne, les jeunes diplômés
mettent plus de trois ans à intégrer le marché du travail avec un contrat de
plus de six mois. Trois ans de galères et de petits boulots !
On comprend que les formes
de travail alternatives au salariat, qu'elles soient choisies ou subies,
fassent florès. Mais sont-elles susceptibles d'influer sur la courbe du chômage
? Pour l'économiste Etienne Wasmer, professeur à Sciences Po Paris, la réponse
est oui, car "cela permet de susciter plus d'activité, mais sous réserve
que ces dispositifs soient bien conçus, c'est-à-dire partiellement cumulables
avec des aides publiques comme le revenu de solidarité active ou l'allocation
d'aide au retour à l'emploi, par exemple. Sinon cela ne sera pas très incitatif
pour l'activité réduite."
En effet, après un an
d'activité, M. Brosse a décidé d'arrêter son autoentreprise, car il risquait de
perdre son allocation spécifique de solidarité de 470 euros, alors que son
autoentreprise ne lui rapportait encore qu'entre 300 et 500 euros par mois. "Ne
serait-il pas judicieux d'accorder aux seniors bénéficiaires de l'allocation un
système de régulation entre ce versement et les revenus de l'entreprise
permettant de soutenir l'esprit d'entrepreneur, même à une échelle modeste ?",
suggère celui qui va redevenir chômeur presque malgré lui.
Pour la jeune Géraldine
Rault, l'autoentreprise a en revanche été la bonne réponse au chômage. Ancienne
attachée de presse, elle s'est lancée en 2011 dans la création de bijoux – un
rêve d'enfance – avec Blooming Day. "Avant cela, j'étais chargée de projet
dans les métiers d'art, dans le cadre d'un contrat d'accès à l'emploi. Cela a
duré vingt-quatre mois. Ils m'ont formée mais pas embauchée",
raconte-t-elle. Ce qui l'a décidée à se lancer. Deux ans après le début de
l'aventure, Mme Rault avoue "ne pas rouler sur l'or", mais apprécie
cette nouvelle liberté. "On travaille pour soi, c'est valorisant, même si
pour la retraite ce n'est pas très avantageux, mais c'est dans longtemps",
explique cette jeune femme de 29 ans.
MOINDRE PROTECTION SOCIALE
Faire le "choix"
de "petits emplois" à temps partiel ou autres emplois atypiques est
indissociable d'une moindre protection sociale. Un nombre insuffisant d'heures
de travail dans l'année peut, par exemple, empêcher la validation de trimestres
de retraite. Géraldine Rault comme Paul Brosse sont donc bien sortis des
statistiques du chômage, au moins provisoirement. Comme les mini-jobs
allemands, le régime des autoentrepreneurs est donc susceptible de faire baisser
les chiffres du chômage, voire d'en inverser la courbe. A contrario, "sans
ces emplois atypiques, il n'y aurait pas davantage de chômage", affirme Mathieu
Plane, économiste à l'Observatoire français des conjonctures économiques.
L'explication de ce paradoxe est que l'autoentreprise, les mini-jobs, comme le
temps partiel sont des formes de travail partagé.
Ni l'autoentreprise ni les
mini-jobs ne créent réellement d'activité. En France, "l'activité des
autoentrepreneurs ne représente que 0,2 % du PIB", indique M. Plane. En
Allemagne, alors que l'hôtellerie et la restauration, où l'on manque de bras,
concentrent le plus grand nombre de mini-jobs (34 %), "le nombre d'heures
travaillées dans ce secteur n'a pas progressé. Il n'y a donc pas eu création
d'activité, mais partage du travail", indique Philippe Askenazy,
économiste et chroniqueur du Monde. Ce que confirme la réduction de la durée
annuelle de travail en Allemagne : "Avec un taux de temps partiel à 30 %,
contre 18 % en France, la durée annuelle moyenne du travail salarié a tellement
baissé qu'elle est aujourd'hui légèrement inférieure à celle de la France",
remarque M. Plane.
En revanche, ces emplois
atypiques apportent une vraie réponse en termes de maintien en activité. Ce qui
n'est pas négligeable, particulièrement lorsque le chômage s'installe
durablement, pour réduire au maximum l'éloignement du marché du travail. "La
proximité d'une personne à l'emploi est un élément favorable pour augmenter ses
chances d'accéder à l'emploi stable à plein-temps", rappelle l'économiste
et spécialiste de l'emploi Yannick L'Horty.
Le choix de l'activité à
tout prix est évidemment celui que font les jeunes qui enchaînent petits
boulots, stages et CDD dans la perspective d'accéder au marché du travail. Le
stage est devenu un passage obligé sans lequel on n'accède pas au saint Graal :
l'"emploi décent" au sens de l'Organisation internationale du travail
(travail, rémunération et protection sociale). "C'est hyper important de faire des stages, affirme Mylène Carpentier,
23 ans, étudiante de troisième année, qui passe trois mois dans une agence de
graphisme. Les Arts Déco, ce n'est pas
très professionnalisant. Là, on apprend le rapport avec le client. Ceux qui
réussissent le mieux à la sortie sont ceux qui ont la meilleure
expérience", dit-elle. Même si un seul stage est obligatoire pendant le
cursus, Mylène Carpentier consacre chaque été à une nouvelle expérience. Ces
dernières années, la pratique des stages a explosé : "Leur nombre en
milieu professionnel est estimé aujourd'hui à environ 1,6 million par an,
contre 600 000 en 2006", selon le dernier rapport du Conseil économique, social
et environnemental.
LE STAGE, SOURCE D'ABUS
Les entreprises du CAC 40
privilégient le stage, voire l'alternance, pour identifier les futures recrues.
A l'image de BNP Paribas, où Jean-Sébastien Calvao a été embauché en 2012. "BNP
Paribas nous a fait une présentation de son programme d'alternance, en
précisant qu'il était envisageable d'obtenir un CDI à la fin. En septembre,
j'ai commencé à l'agence d'Argenteuil où j'ai assisté les différents
conseillers un an. J'ai été embauché comme chargé d'affaires pour les
professionnels dans l'agence de Deuil-la-Barre dans le Val-d'Oise", dit ce
diplômé de master de l'université de Villeteneuse.
Mais le stage est aussi
source d'abus, notamment dans certains secteurs : "Dans le luxe ou la
banque, on peut facilement enchaîner cinq ou six stages sans rien obtenir",
affirme Julien Bayou, de Génération précaire. Les entreprises savent
opportunément se servir de cette main-d'oeuvre peu onéreuse, qui exécute une
mission souvent proche d'un premier emploi. Tarif de base : le tiers du
smic. "Je suis payé 436,05 euros par mois, mais j'ai la chance d'être chez
mes parents. Sinon, ce serait plus difficile", raconte Nicolas Dupont, 24
ans, étudiant au sein de Skema, une école de commerce, qui demande aux élèves
de consacrer dix mois de leur scolarité à des stages. De fait, après avoir été
cinq mois assistant chef de projet chez un éditeur de jeux pour iPhone, M.
Dupont occupe un poste de "Web category manager" (chargé du
développement d'une partie du chiffre d'affaires) au sein d'une place de marché
consacrée au bricolage. M. Dupont ne se plaint pas de cette situation. Mais
Génération précaire dénonce l'ambiguïté entretenue par les entreprises. "Evidemment,
les jeunes qui ont des responsabilités s'en félicitent. Mais au-delà de six
mois, on n'est plus dans le cadre d'un stage mais d'un emploi."
Le Conseil économique
parle de 100 000 cas par an affectés à de véritables postes de travail qui
devraient être occupés par de jeunes diplômés, soit 6 % du total. Porte d'accès
à l'emploi, le stage est tout bénéfice pour l'économie : "Il maintient
l'activité de l'entreprise et fait artificiellement baisser les chiffres du
chômage", souligne Vincent Laurent, de Génération précaire. En effet, les
stages ne sont pas comptabilisés dans la catégorie A des demandeurs d'emploi,
qui sert de référence aux dirigeants politiques pour communiquer sur
l'évolution de l'emploi.
Faute de croissance
créatrice d'emplois, la multiplication des "petits boulots", stages
abusifs et autres formes de travail atypiques maintient un pan de la population
en activité et "n'est pas un risque sur le marché du travail si l'on pense
qu'il vaut mieux travailler que rester au chômage, estime M. Wasmer. C'en est
un en revanche, si cela conduit à une pression à la baisse sur les salaires des
CDI. Ce type de dispositif doit être bien articulé avec le reste de la
protection sociale", souligne-t-il. A l'heure où nombre de salariés
bouclent leurs valises de vacances, les forçats du petit boulot se préparent à assurer
la continuité de l'activité de l'entreprise et à réduire les chiffres du
chômage.
Sandrine Cassini et Anne Rodier
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